Négocier la notion de négociation » une communication du Pr Serge Théophile BALIMA

Négocier la notion de négociation » une communication du Pr Serge Théophile BALIMA

En guise d’introduction

Le thème de notre séminaire international, non seulement est plus que d’actualité mais suscite des questionnements théoriques et pratiques sur lesquels j’insiste dans cette communication introductive intitulée Négocier la notion de négociation

Il faut d’abord négocier le concept de négociation nous interroger sur son contenu et son applicabilité dans le domaine du terrorisme.

Le premier constat que je fais est que l’activité de négociation s’est développée récemment dans nos sociétés relayées par les médias de grande diffusion

Le deuxième constat est que l’usage du terme s’est étendu pour englober des phénomènes du terrorisme 

Le troisième point consiste à se demander si notre époque est celle de l « âge de la négociation » ?

Pour étayer mon propos, je propose d’aborder trois axes fondamentaux portant sur la négociation de la notion de négociation

     I Pourquoi négocier la notion de négociation ?

La négociation est incontestablement à la mode au regard des crises qui frappent noter humanité. Peut-on effectivement parler aujourd’hui d’emplois « abusifs » du terme de négociation ?

Le concept de négociation n’est pas un « donné », mais un « construit » (par la langue) qui mérite d’être explicité sur la base de la littérature.  Les négociations n’existent pas « en soi ». Ce que la réalité offre, c’est une infinité d’objets, d’événements, de processus infiniment différents les uns des autres ; mais qui sont catégorisés par la langue, c’est-à-dire regroupés, sur la base d’un certain nombre de traits communs., sous DOI : 10.3917/neg.017.0087 © De Boeck Supérieur (Téléchargé le 03/12/2021 sur www.cairn.info (IP : 41.216.156.0) © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 03/12/2021 sur www.cairn.info (IP : 41.216.156.0) 88 Catherine Kerbrat-Orecchioni)

En partant d’abord du Robert (1991), la négociation y est définie comme une « série de démarches qu’on entreprend pour parvenir à un accord, pour conclure une affaire. »

Lorsque l’on applique ce concept au phénomène du terrorisme, on peut se demander si effectivement l’on ne parle pas aujourd’hui d’emplois « abusifs » du terme de négociation. Ce terme est-il victime d’un « usage inflationniste » risquant de masquer les évolutions bien réelles dans le mode de gestion des rapports et conflits sociaux qui minent la vie dans notre espace sahélien ?

Aujourd’hui le terme connaît un emploi inflationniste qui fait du concept la solution la plus appropriée pour résoudre les conflits de toute nature. Si tout relève d’une “négociation”, de l’ajustement nécessaire entre deux individus ou deux entités, on développe une approche simplificatrice de la négociation. Christian Thuderoz note également (2009, p. 107) qu’en mettant le terme de négociation, dans toutes les sauces, « les analystes le vident de sa force compréhensive. Cet usage incontrôlé du terme fausse la donne, et pour lui, ne sont pas distinguées les différences entre divers comportements ou activités ; ce qui   ne permet pas de comprendre la spécificité de cette activité sociale » Autrement dit, la négociation est-elle une panacée ?

« Toute structure culturelle et tout acte individuel de comportement social entrainent une communication implicite ou explicite » (Sapir cité par Yves WINKIN 2000 : p.76). Donc comment négocier la négociation sur le terrorisme si les populations dans leurs comportements au quotidien ne s’inscrivent pas dans la pratique de la négociation entre acteurs sociaux sur le terrain ?

La négociation entre ainsi dans l’anthropologie de la communication en ce sens que le contexte socio culturel et socio historique sont des facteurs déterminants dans le processus éventuel de négociation. Il est donc difficile de l’envisager sans l’implication des communautés.

Il faut préférer la définition de Reynald Bourque et Christian Thuderoz (2011, p. 18) qui disent que la négociation est « Une activité qui met en interactions plusieurs acteurs qui, confrontés à la fois à des divergences et des interdépendances, choisissent (ou trouvent opportun) de rechercher volontairement une solution mutuellement acceptable. »

Le concept de négociation a plusieurs extensions que nous avons repérées

  • Il est un mécanisme de base dans la société. Dans un contexte d’action collective tout comportement est, de fait, une négociation et le vivre ensemble n’est alors qu’une forme de négociation au quotidien.
  • À la source de la négociation, il faut admettre l’existence d’une divergence quelconque entre A et B (désaccord, litige, confit ouvert ou larvé), ainsi que le désir mutuel de la réduire. On ne saurait donc parler de négociation, d’une part, en l’absence de toute divergence de départ et d’autre part, en l’absence de tout « désir d’accord » 
  • Dans le contexte sahélien, l’objet de la divergence reste encore mal déterminé et le désir de régler le différend par des moyens autres que la force n’est pas clairement exprimé par les protagonistes.
  • Le sentiment qui prévaut est que les camps opposés s’accommodent de cette situation de désaccord, ou la gèrent par la force en s’entre tuant au quotidien.
  •  Une autre Co-extension du concept se localise principalement à plusieurs niveaux : celui des participants à la négociation et celui du déroulement de la négociation.

  Dans le cas du phénomène terroriste intervient une autre dimension de la négociation, celle des participants à la négociation. » Toute négociation implique plusieurs acteurs » c’est-à-dire au moins deux partenaires distincts. Cette composante peut se moduler à l’infini selon les types de négociations, le principal facteur de variation à ce niveau étant le caractère individuel ou collectif des négociateurs. (Dupont).

Comment négocier les participants à la négociation lorsque l’on est en présence de deux camps adverses ? Le camp des terroristes et le camp de l’Etat. Mais si l’Etat est un camp, ne devrait-il pas négocier la négociation avec lui-même face à la question terroriste ? En d’autres termes, il n’y a-t-il pas en son sein des « voix » adverses qui se trouvent incarnées dans un et même seul « corps » de l’Etat ?

D’où la nécessité d’un ordre négocié par l’Etat avec lui-même dans l’intérêt de la collectivité. On peut alors convenir avec Anselm Strauss : que « La négociation n’est en fait rien d’autre qu’une dimension irréductible des relations à travers lesquelles sont gérées les interdépendances caractéristiques de l’action collective. La négociation est donc conçue comme coextensive à l’action collective, elle est coextensive aussi des relations de pouvoir ».

La négociation sur le terrorisme est aussi le prolongement du pouvoir d’Etat et le prolongement de l’action collective en ce sens que la dimension politique et la dimension sociale sont prégnantes. De surcroît, toute action collective est une négociation, le mot « négociation » devient un simple équivalent d’« interaction », ou bien encore de « collaboration », « coordination des actions », « co-construction » pour le vivre ensemble.

Et quelles peuvent être les modalités de cette négociation ?

II Les modalités de la négociation de la négociation

La plupart des chercheurs admettent qu’une négociation digne de ce nom doit reposer essentiellement sur des moyens méthodiques et rationnels, et non sur le recours à la force ou, plus insidieusement, à des jeux d’influence ou de manipulation. Si l’on s’accorde sur cette approche participative, il faut répondre à la question lancinante suivante : Peut-on négocier la négociation avec les invisibles ? Si les revendications proclamées sont signées du GSIM, de la Katiba Macina, AQMI, EIGS, (Etat islamique au grand Sahara), rien ne rassure qu’il n’y ait pas de divergences entre ces groupes. On ne saurait parler de négociation au sujet du conflit ouvert, en l’absence de tout désir d’accord.

Dans les modalités de la négociation, il y a l’épineuse question des participants à la négociation. Face la récurrence des crises et des attaques, il faut savoir négocier les participants à la négociation. Négocier les participants à la négociation, c’est négocier les stratégies de pouvoir des acteurs. Qui définit les procédures, les rôles et les fonctions des différents acteurs ? « …

Pour Crozier, « l’organisation n’est ici, en fin de compte rien d’autre qu’un univers de conflits, et son fonctionnement le résultat des affrontements entre les rationalités contingentes, multiples divergentes d’acteurs relativement libres utilisant les sources de pouvoir à leur disposition » (Crozier, M.1977)   Dans cette situation, il nous semble nécessaire de rechercher l’analyse du comportement des acteurs donnés comme stratégiques. Il faut aussi rechercher les leaderships des invisibles. Par leadership nous entendons ici l’exercice d’un pouvoir informel qui n’est donc pas défini par le statut ni par le poste de travail.  Mais par le pouvoir d’influence diffus au sein des différents camps.

Alors apparait la complexité d’une négociation des participants à la négociation d’autant que celle-ci, une fois envisagée, sera multi-parties prenantes, tout à faut distinctes des négociations internationales traditionnelles entre Etats. Dans ce contexte, la voix d’un agent étatique n’a pas forcément plus de poids et de crédibilité que celle d’un acteur non étatique.

Sur les différentes configurations possibles, il est probable que les acteurs de la communauté internationale, les ONG, les organisations inter étatiques, les représentants du monde économique et financier, les responsables des communautés locales, les chefs coutumiers et religieux, s’invitent à la table des négociations.  Sans compter la voix des internautes sur les réseaux sociaux qui va polluer lesdites négociations par la désinformation et l’intoxication en interférant dans tout le processus des débats.

Quelles modalités de négociation faut-il négocier ?

Dans la littérature savante en sciences de la communication, on retient généralement trois visions :

  • La Négociation distributive (ou compétitive) …
  • La Négociation intégrative (ou collaborative) …
  • La Négociation inclusive (ou responsable).

La négociation distributive est une stratégie qui consiste à préparer un plan visant à feinter les acteurs de l’autre camp. Il s’agit de techniques malveillantes qui exploitent les faiblesses de l’adversaires pour l’amener à tout céder. Il y a forcément alors un perdant et un gagnant. En d’autres termes, cette recherche d’accord implique la confrontation d’intérêts incompatibles sur divers points (de négociation) que chaque interlocuteur va tenter de rendre compatible par un jeu de concessions mutuelles : suppression des écoles laïques, instauration de l’enseignement du Coran, imposition du port du voile aux femmes.

Dans ce cas de figure, il ne reste plus qu’à céder à un affrontement de volontés parce que les positions sont difficilement compatibles.

Comment s’y prendre pour changer l’état d’esprit des interlocuteurs en présence, et les inciter ainsi à préférer, la coopération à la violence ?

Faut-il miser sur cette modalité pour parvenir à la sécurité et à la stabilité ?

La négociation intégrative, au contraire, amène les négociateurs à considérer la valeur qui peut être créée à travers un accord constructif. L’esprit des négociateurs est de prendre en compte de multiples dimensions, sur lesquelles les volontés des parties ne sont pas nécessairement incompatibles : la paix au sein des communautés, le maintien du dialogue sur les questions conflictuelles, les priorités de développement

La Négociation inclusive consiste à obtenir un accord « gagnant-gagnant » Mais est-il encore possible dans l’exercice de la négociation sur des questions aussi délicates comme le terrorisme et l’extrémisme violent ?

 De nombreux exemples semblent aujourd’hui indiquer que cet objectif est toujours difficile à atteindre. Plus elle est inclusive, plus le consensus devient difficile à trouver entre les acteurs d’un même camp d’une part et entre les deux camps d’autre part.  La négociation devient alors permanente, sans jamais satisfaire l’ensemble des parties. Et comme l’opinion numérique des temps modernes s’en mêle, elle est vite vécue comme un combat devant aboutir à consacrer, sur les réseaux sociaux, les mérites d’un vainqueur et la défaite d’un perdant.

Soumis en permanence à l’œil collectif et au soupçon de compromission, les négociateurs chargés de trouver un accord sont conduits à tenir des positions dures et des discours peu raisonnables qui éloignent les parties impliquées d’une solution durable.

III Notre époque marquée par le terrorisme est-elle celle de la négociation ?

  Si l’on admet que nous sommes de plain-pied dans la société de communication, on peut supposer que nous vivons dans des contextes de dialogue intra et extra communautaire. Ignacio Ramonet dans son ouvrage, la tyrannie de la communication parle du messianisme médiatique pour souligner les performances et les talents divers des médias dispersés, « le multimédia et internet qui créent une rupture qui bouleverse tout le champ de la communication ». A ce moment-là, poursuit-il « tous les repères déontologiques se sont perdus, toutes les frontières ont été transgressées, toutes les rubriques ont été chamboulées »( Ramonet I 1999 :31)

Cette époque du dialogue est si complexe que la communication a envahi tous les espaces publics. L’armée n’est pas la seule à l’avoir compris, les terroristes comme la plupart des organismes publics ou privés, tout autant lucides, se sont dotés massivement de d’attachés de presse et de chargés de communication, dont la fonction n’est autre que de pratiquer la version moderne et démocratique de la censure.

Nous vivons maintenant dans un univers communicationnel où tout le monde communique et cette communication-là finit par s’ingérer dans le dialogue sur le terrorisme, et par troubler, parasiter, brouiller le travail des participants à une négociation éventuelle sur le terrorisme.

Il faut se rendre à l’évidence que les connivences et les révérences se multiplient, entre alliés d’un même groupe … Les complicités de réseau l’emportent sur le devoir de vérité » (Ibid.194)

La notion de négociation est-elle négociable avec les groupes terroristes ?  Si la négociation conduit à la libération de prisonniers ou au versement d’une rançon, cela constituera un précédent pour des négociations ultérieures tout en alimentant les caisses de l’organisation terroriste. L’encouragement à la récidive dépend donc du résultat obtenu, et non de l’acte même de négocier. Il ne peut s’agir ici d’un vrai dialogue avec les terroristes – et ce n’est pas non plus, à proprement parler, une négociation. Établir un contact et communiquer avec les terroristes tout en étant absolument nécessaire, n’est pas synonyme de négociation. Communiquer avec eux tant pour comprendre leurs objectifs et leurs attentes que pour obtenir des informations opérationnelles ne constitue pas une négociation parce qu’il n’engage pas un processus de règlement du différend sans user des moyens de la force.

 La réponse du négociateur aux craintes de l’opinion publique qui s’inquiète que l’on encourage ou légitime de la sorte le terrorisme réside dans l’accord qu’il est capable d’arracher aux terroristes et dans l’attention accordée au sort des victimes. En ce sens, le négociateur et le terroriste sont otages l’un de l’autre.

Comme on le disait plus haut, cette catégorie d’acteurs terroristes n’est pas homogène. Au regard de l’actualité, on peut faire une distinction entre terroristes absolus et terroristes contingents, c’est-à-dire ceux qui n’ont aucun intérêt à négocier par opposition à ceux qui agissent dans le but de négocier. Il n’y a pas de frontière nette entre ces deux catégories ; elles peuvent se superposer et, surtout, elles ne sont pas figées : le défi de la négociation est donc de transformer les terroristes les plus radicaux et les plus absolus en terroristes conditionnels, et ensuite de travailler sur les besoins négociables de ces derniers.

« Le terrorisme absolu est l’acte démonstratif du faible ; il exprime la frustration du suicidaire face à une situation donnée et son incapacité à changer celle-ci par d’autres moyens. Les terroristes absolus ne veulent pas que la société refasse son unité, ils la veulent meurtrie, ensanglantée. » (Guy-Olivier FaureIra William Zartman https://www.caim.info/revue- négociations. 2011-2htm p.135à136)

Pour ces auteurs, les terroristes intégraux (ou absolus) n’ont rien à négocier ; ils n’ont pas les moyens de négocier et, pour eux, négocier ne fait que renforcer leur détermination. Alors que la communication et le dialogue sont les conditions de base de la négociation, les terroristes absolus sont inaccessibles et invisibles. Comment alors est-il possible de négocier la notion de négociation avec ces types d’acteurs sans se fourvoyer ? Quel entendement peuvent-ils avoir de la négociation ?                                                                                                                                                                                  

Quelle Conclusion ?

La négociation de la notion de négociation devrait permettre de décrire la négociation comme une communication à double sens par laquelle on peut obtenir ce qu’on veut des autres. C’est un processus dans lequel deux parties cherchent à résoudre leurs conflits, en modifiant leurs revendications, pour parvenir à une solution mutuellement acceptable.

En admettant que même les terroristes radicaux peuvent évoluer, combien de temps leur faudra-t-il pour évoluer vers une autre forme de terrorisme, celle dite contingente ou instrumentale ?

Les négociations ne sont pas, sauf exception, soumises à l’obligation de réussite : les participants sont censés chercher une solution, mais ils ne sont pas forcément tenus de la trouver.

Le temps joue-t-il en faveur du négociateur officiel qu’est l’Etat ? Peut-être que oui. Voilà mon espérance !

   Bibliographie indicative   

Catherine Kerbrat-Orecchioni De Boeck Supérieur (Téléchargé le 03/12/2021 sur www.cairn.info

Crozier, M., Friedberg E. (1977) L’Acteur et le Système, Paris, éditions du Seuil.

KERBRAT-ORECCHIONI Catherine (2004), « Négocier dans les petits commerces »,

KERBRAT-ORECCHIONI Catherine (2005), Le discours en interaction, Paris, A. Colin

THUDEROZ Christian (2009), « Régimes et registres de négociation », Négociations 2009/2, p. 107-118.

THUDEROZ (2010), « Traduire, est-ce négocier ? », Négociations 2010/2, p. 37-57. THUDEROZ Christian (2004), « L’âge de la négociation ? » et « Une “Guerre des dieux”… négociée ? », Négociations 2004/1, p. 41-43 et p. 79-90. TOUZARD Hubert (2006), « Consultation, concertation, négociation », Négociations 2006/1, p. 69-74. WAAL Frans de (2002), De la réconciliation chez les primates, Paris, Flammarion

Guy-Olivier FaureIra William Zartman https://www.caim.info/revue- négociations. 2011-2htm p.135à136)

Ramonet I. (1999) La tyrannie de la communication, Galilée Paris WINKIN Yves (2000) La nouvelle communication Paris, Editions du Seuil, p.76